Dans sa présentation du 27 juin 2013 intitulée la démocratie à l’âge de
l’animisme, Achille Mbembe a offert à l’audience un ensemble d’observations
concernant la remise en question et la potentielle signification des fissures auxquelles
nous assistons dans l’invocation et la pratique de la démocratie dans le monde actuel.
La première série de ces observations se rapporte au concept de démocratie.
Après avoir rappelé que « tout-ce qui devait être dit à propos de la
démocratie, du moins dans sa forme moderne, n’a jamais été dit
jusque-là », Achille Mbembe a défini la démocratie moderne à la fois comme
un moyen de défense des droits et comme un rejet de l’arbitraire. Il a
également dit que c’est un régime dans lequel l’indétermination radicale est
pleinement embrassée et instituée ; un terrain de non-certitude dans ce
sens qu’elle (la démocratie) n’a ni poids, ni présence antérieure au processus
de différentiation et d’antagonisme.
Après avoir défini la démocratie, Achille passa présenta la deuxième série d’observations :
la critique de la démocratie, le réexamen de ses potentialités et de ses limites.
Cette critique, sans cesse renouvelée au cours du dernier quart du 20e
siècle et au début du 21e siècle, et dont l’objectif principal
consistait à lier la pratique politique à la théorie de gauche, souligna
Achille, a fait partie de l’effort continuel pour inverser ce que beaucoup ont
perçu comme la « dépolitisation » et la
« dé-démocratisation » des tendances tardives du capitalisme.
Achille a relevé deux facettes de cette critique renouvelée de la
démocratie. La première, c’est la prétendue perte de puissance de la démocratie
à signifier; l’argument de base étant : « très peu reste
de la démocratie, la rationalité néolibérale et ses critères de rentabilité
l’emportent sur les principes politiques libéraux. Notre travail, nos besoins, nos
désirs, nos pensées, les fantasmes et les images de soi sont capturés par des
capitaux à la suite de la colonisation de la vie quotidienne par des relations
de marché, le culte de la richesse et la destruction des fondements naturels de
la vie.
La deuxième facette de cette critique concerne ce que les démocraties
contemporaines ont fait de la double équation sécurité et liberté, d’une part, et
violence et loi, de l’autre. Achille a noté qu’une relation structurelle entre
la loi et l’illégalité est caractéristique de notre époque. Cette double
structure, a-t-il rappelé, s’inscrit non seulement dans des logiques
contemporaines de terreur étatique et non-étatique, mais également dans de nouvelles
formes de gouvernance avec une augmentation considérable de la régulation
juridique et de la juridicisation de la politique allant de pair avec la
multiplication des espaces d’illégalité (lawlessness) ; la loi et l’illégalité coexistant l’une
avec l’autre, le désordre marchant parfaitement de pair avec un maximum de
législation - une législation dont le but est de priver certaines catégories de
populations de tout droit de posséder des droits.
Après avoir brièvement rappelé la préoccupation fondamentale de Walter
Benjamin en rapport avec la loi et la violence et la fameuse conclusion de ce
dernier - selon laquelle « la violence réaffirme la loi et la loi
réaffirme la violence » -, Achille Mbembe a déclaré que nous vivons l’ère
post-benjamine. D’après lui, le problème du monde actuel, le monde du
contre-terrorisme et des assassinats ciblés, n’est pas simplement celui de
l’existence d’une complicité entre les deux ordres apparemment opposés de la
violence et de la loi ; ce n’est pas simplement que le geste fondateur de
la loi, le secret de son être est une sorte de crime originel désavoué et caché
dans ses structures symboliques profondes ; ce n’est pas simplement que le
pouvoir souverain se confesse à parler au nom de la loi tout en la violant
simultanément ; c’est plutôt le problème de la modulation du secret et du
spectacle. Achille a souligné que d’une part, le crime n’a plus besoin d’être
caché pendant cette époque post-benjamine, et d’autre part, la logique de
spécularisation va de pair avec celle de poursuite de l’ennemi non seulement au
moyen des travaux des détections lente et minutieuse, mais également au moyen
d’une cartographie des réseaux sociaux. Achille a noté que ces assassinats
ciblés, ou plus précisément les exécutions arbitraires, obéissent à la logique
de la guerre cynégétique qui cible le corps de l’ennemi. Puisque ce corps est
mobile, le principe du ciblage est accompagné d’une extension virtuelle
illimitée de la zone de conflit. En fait, c’est le monde comme tel qui est
transformé en un champ de bataille ; les exécutions sommaires servant de concept
revisité de la justice. Selon cette logique, et d’après Achille, la justice
elle-même est presque entièrement détachée de la loi. Elle n’est plus distincte
de la vengeance. Les crimes sous le couvert de la loi sont révélés dans la
pleine lumière du jour et de la manière la plus spectaculaire possible. La violence
et la loi sont donc inscrites dans une constellation complexe terrifiant où elles
sont des moyens purs en aucune extrémité, à l’exception de l’auto-préservation
et de la perpétuation de soi. Elles sont également inscrites dans une
constellation où la justice des extrémités ne justifie ni l’injustice, encore
moins l’inhumanité, mais la nature vengeresse de la loi.
Achille déclara que le genre de planétarisation du modèle israélien auquel
nous assistons aujourd’hui à l’échelle mondiale constitue une menace pour la
forme démocratique moderne. Par « israélisation », il entend la
transformation ou la conversion de la forme étatique démocratique libérale en
une forme étatique contre-terroriste ; une tentative par l’Etat moderne,
libéral démocratique à relier sans précédent la création et la destruction, le
secret et la transparence, la justice et la vengeance pour atteindre un niveau
de plasticité à peine connu à des périodes antérieures de son histoire.
La troisième série d’observations évoquées par Achille se rapporte à un ensemble
de critiques qui proviennent de l’hémisphère sud (global South) et dont le
mobile est de ré-imaginer la démocratie comme une communauté de vie au sein
d’une définition élargie de l’humain – une définition qui, selon Achille,
pourrait éventuellement créer de l’espace pour d’autres espèces vivantes. Loin
d’être un signifiant entièrement vide, la simple affirmation que les hommes devraient
se prononcer eux-mêmes a reconfiguré la démocratie comme un acte éminent de
révolte, de rébellion, et même d’insurrection. Dans ces régions du monde où des
groupes de personnes ont été structurellement, sinon de manière programmatique,
exclus de l’activité économique et où les profondeurs de la souffrance sociale
sont abyssales, l’idée d’une démocratie à venir a déclenché de novelles langues
vernaculaires de résistance. Elle a relancé des formes radicales de
militantisme et de mobilisation qui ont pris l’ordinaire et le quotidien comme
point de départ.
Ici, fit savoir Achille, la critique de la démocratie a pris une différente
forme. Il s’agit de ce que la liberté pourrait éventuellement signifier à la face des réalités brutales de la pauvreté
des masses et des sans-abris (Homelessness).
Achille a posé le problème en ces termes : Que peut éventuellement
signifier la démocratie lorsque, en dépit de l’avènement des diverses libertés,
la vie quotidienne n’a pas été transfigurée mais elle a plutôt gagné en
trivialité et en dureté pendant que la pauvreté a submergé et écrasé la vie des
pauvres ? Achille a souligné qu’une telle interrogation porte un poids
encore plus important dans un contexte où les êtres humains sont réputés n’exister
qu’à travers ce qu’ils peuvent payer, ce qu’ils possèdent ou encore ce qu’ils consomment,
pourtant la grande majorité est privée de tout droit objectif, soit sur les
objets d’importance sociale ou encore sur ceux qui constituent la base de leur
subsistance. Achille a fait remarquer que depuis l’intérieur des paramètres
contemporains de richesse et de pouvoir, les hommes ont tendance à entrer dans
les réseaux complexes des relations humaines principalement par le biais
d’objets et d’être humains. Ils tendent à exister à travers ce qu’ils possèdent,
les démunis se trouvant ainsi dans une situation dans laquelle la
non-possession signifie la quasi-impossibilité de toute reconnaissance de
relation humaine significative.
Achille a signalé que la menace que la pauvreté représente pour la
démocratie dans une société de marché réside dans le fait que les besoins et
les désirs de ceux qui n’ont rien, ou pas grand-chose, risque de se retrouver
ayant son fondement d’une part, dans la vie biologique, et d’autre part, dans
les instincts. Ce risque, a ajouté Achille, c’est que les réalités biologiques ne
pourraient jamais se transformer en liberté, en sécurité et en pouvoir. La
conséquence résultante de ce phénomène est la précarité de la vie des pauvres. Achille
a souligné que l’un des défis majeurs du projet démocratique dans ces régions
du monde est de savoir : « comment parvenir à sauver les besoins du
règne de la nécessité aveugle ? ».
Achille a pris l’Afrique du Sud comme exemple illustratif de ce problème. L’Afrique
du Sud, d’après Mbembe, est cette partie de notre planète où les nouvelles et
anciennes qualités des capitaux, les nouveaux moyens de mesure de temps et de
valeur sont de plus en plus en train de remodeler la vie quotidienne,
provoquant ainsi des changements dramatiques dans les topographies de l’affect
et du sentiment, refondant au même moment le problème de la démocratie comme
une forme de vie précaire – l’interrogation étant : comment réconcilier la
démocratie et la réalité de la vie qui caractérise le
quotidien sud-africain ? Achille releva quatre éléments : l’implosion
du temps - que peuvent signifier les attentes dans un contexte de précarité et de fragilité existentielle
déclenché par la pauvreté et par les blessures? » - ; la
recristallisation du temps autour des opérations de consommation ; l’apparition
du temps de consommation comme nouveau constituant du temps, la hausse de la
consommation et de la variation de la psyché - quel genre de démocratie
peut-on construire dans une société dominée par la question de la propriété et
de la dignité ?- ; un moment de créativité particulier pour le
capital.
Achille a posé le problème de démocratie en termes de « différence »
et de « répétition », deux notions qu’il emprunta à Deleuze. Selon
lui, la démocratie comme différence ne signifie pas le retour du même et de
l’identique. Elle se rapporte plutôt à l’abolition et à la dissolution de
toutes les identités antérieures. D’après Achille, le monde des masques a été remplacé
par celui des pures intensités. Achille suggéra que la tension entre le monde
des masques et celui des intensités constitue la problématique, la négativité
ou encore la structure de notre temps où la démocratie formelle est ce cercle
mythique.
Achille a terminé sa présentation par une longue analyse de ce qu’il
appelle animisme. Après avoir retracé la généalogie de ce concept, Achille a
insisté sur l’hypothèse du « second retour » de l’animisme. Les
signes de cette seconde venue sont partout, a-t-il dit : dans les zones
animistes du produit mondial contemporain, dans le monde des choses en général ou
dans le monde d’Harry Potter. Ces signes sont également présents dans les
efforts pour réanimer le monde à travers l’œuvre du Saint-Esprit comme en
témoignent les diverses ramifications du christianisme évangélique. Achille voit
également le signe de ce retour dans la média-sphère où le processus de
production des appareils multimédias implique la standardisation, la masse-mobilisation
des minéraux et l’exploitation de la nature à l’échelle mondiale.
Achille a déclaré que nous vivons dans une période où la socialité, la
personnification, la subjectivation et l’individualisation sont de plus en plus
appliquées aux objets qui existaient jusque-là de l’autre côté de ce qui
semblait être une distinction stable. Après avoir appuyé son argument par des
exemples concrets, Achille a suggéré que cette fois, la notion d’animisme ne
devrait pas être colée aux peuples primitifs. Elle devrait plutôt être mobilisée
pour produire une critique de cette nouvelle ère du capitalisme et rendre
compte de ce qui semble être un événement majeur de notre temps – l’extension
prothétique des sens dans un monde plus que jamais médiatisé par toutes sortes
d’abstractions qui, elles-mêmes, sont profondément ancrées dans la matière.
Mbembe a souligné qu’il voulait mener une réflexion critique sur certains
des changements techno-culturels qui ont présidé au retour de l’animisme pour
tirer certaines de leurs implications politiques et épistémologiques nécessaires
à la compréhension de la démocratie. Le premier élément de ces changements
techno-culturels, d’après lui, c’est l’esprit du capitalisme. L’une des principales
caractéristiques de cette nouvelle économie politique, a-t-il dit, est
l’étendue de la ramification, la prolifération et la diffusion des capitaux
dans les domaines de l’optique, et plus généralement dans les sens, ou le
sensuel. Le second élément ayant présidé à la ré-visitation de l’hypothèse de
l’animisme, selon Achille, est la question de la vie et de ses formes ou encore
la relation entre la reproduction biologique, l’accumulation du capital et le
pouvoir souverain de notre temps. La recherche de nouvelles ontologies au-delà des
relations nature et culture, animal et humain, personnes et choses constitue le
dernier élément de ce contexte.
Après avoir présenté ces éléments de contexte, Achille posa une question
cruciale : comment surmonter les préjugés de l’anthropomorphisme et du
centrisme ? Et comment pouvons-nous renouveler notre critique de la
réification ? Pour répondre à cette question, Achille a évoqué les traditions
littéraires africaines – principalement l’œuvre d’Amos Tutuola intitulée The Palm Wine Drunkard (fin 1950) qui
traite du problème de métamorphose et de changement permanent de forme. Après une
brève énonciation du contenu de cette œuvre, Achille souligna que la seconde
venue de l’animisme correspond à ceci : « grâce au capitalisme, nous
ne sommes plus fondamentalement différents des choses. Nous les transformons en
personnes. Nous tombons amoureux d’elles. Nous avons des relations sexuelles
avec elles précisément parce qu’elles ne sont pas de personnes et nous ne
sommes plus fondamentalement différents d’elles. Nous ne sommes plus seulement
de personnes ou, mieux, nous n’avons jamais été seulement de personnes ». Achille
a affirmé que l’impératif du capitalisme aujourd’hui est la production du
parfait self et du parfait thing, le sujet contemporain devant
s’auto-engendrer en permanence comme un sujet apparent.
Achille a conclu en disant que l’animisme effectuera une tâche historique
si elle est comprise comme une traînée de mouvement qui retrace une relation –
non pas une relation entre une chose et une autre, mais un sentier le long
duquel la vie est vécue ; un sentier des lignes entrelacées ;
plusieurs sentiers constamment en ramification ; les lignes de croissance
issues de sources multiples et enchevêtrées les unes aux autres. Ce domaine
d’enchevêtrement, a-t-il souligné, est ce que les Européens ont pris pour culte
des idoles ou pour animisme – un enchevêtrement de pistes entrelacées,
continuellement effilochant et démêlant les lignes de leurs relations. Cet
enchevêtrement, les pensées des peuples primitifs, était la texture du monde.
Peut-être que c’est la texture même de la démocratie, a-t-il renchéri.Emery Kalema is a PhD candidate in History at WiSER, University of the Witwatersrand
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