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Thursday, July 4, 2013

La démocratie à l’âge de l’animisme: A summary in French by Emery Kalema

Dans sa présentation du 27 juin 2013 intitulée la démocratie à l’âge de l’animisme, Achille Mbembe a offert à l’audience un ensemble d’observations concernant la remise en question et la potentielle signification des fissures auxquelles nous assistons dans l’invocation et la pratique de la démocratie dans le monde actuel. La première série de ces observations se rapporte au concept de démocratie. Après avoir rappelé que « tout-ce qui devait être dit à propos de la démocratie, du moins dans sa forme moderne, n’a jamais été dit jusque-là », Achille Mbembe a défini la démocratie moderne à la fois comme un moyen de défense des droits et comme un rejet de l’arbitraire. Il a également dit que c’est un régime dans lequel l’indétermination radicale est pleinement embrassée et instituée ; un terrain de non-certitude dans ce sens qu’elle (la démocratie) n’a ni poids, ni présence antérieure au processus de différentiation et d’antagonisme.
Après avoir défini la démocratie, Achille passa présenta la deuxième série d’observations : la critique de la démocratie, le réexamen de ses potentialités et de ses limites. Cette critique, sans cesse renouvelée au cours du dernier quart du 20e siècle et au début du 21e siècle, et dont l’objectif principal consistait à lier la pratique politique à la théorie de gauche, souligna Achille, a fait partie de l’effort continuel pour inverser ce que beaucoup ont perçu comme la « dépolitisation » et la « dé-démocratisation » des tendances tardives du capitalisme.
Achille a relevé deux facettes de cette critique renouvelée de la démocratie. La première, c’est la prétendue perte de puissance de la démocratie à signifier; l’argument de base étant : « très peu reste de la démocratie, la rationalité néolibérale et ses critères de rentabilité l’emportent sur les principes politiques libéraux. Notre travail, nos besoins, nos désirs, nos pensées, les fantasmes et les images de soi sont capturés par des capitaux à la suite de la colonisation de la vie quotidienne par des relations de marché, le culte de la richesse et la destruction des fondements naturels de la vie.
La deuxième facette de cette critique concerne ce que les démocraties contemporaines ont fait de la double équation sécurité et liberté, d’une part, et violence et loi, de l’autre. Achille a noté qu’une relation structurelle entre la loi et l’illégalité est caractéristique de notre époque. Cette double structure, a-t-il rappelé, s’inscrit non seulement dans des logiques contemporaines de terreur étatique et non-étatique, mais également dans de nouvelles formes de gouvernance avec une augmentation considérable de la régulation juridique et de la juridicisation de la politique allant de pair avec la multiplication des espaces d’illégalité (lawlessness) ; la loi et l’illégalité coexistant l’une avec l’autre, le désordre marchant parfaitement de pair avec un maximum de législation - une législation dont le but est de priver certaines catégories de populations de tout droit de posséder des droits.
Après avoir brièvement rappelé la préoccupation fondamentale de Walter Benjamin en rapport avec la loi et la violence et la fameuse conclusion de ce dernier - selon laquelle « la violence réaffirme la loi et la loi réaffirme la violence » -, Achille Mbembe a déclaré que nous vivons l’ère post-benjamine. D’après lui, le problème du monde actuel, le monde du contre-terrorisme et des assassinats ciblés, n’est pas simplement celui de l’existence d’une complicité entre les deux ordres apparemment opposés de la violence et de la loi ; ce n’est pas simplement que le geste fondateur de la loi, le secret de son être est une sorte de crime originel désavoué et caché dans ses structures symboliques profondes ; ce n’est pas simplement que le pouvoir souverain se confesse à parler au nom de la loi tout en la violant simultanément ; c’est plutôt le problème de la modulation du secret et du spectacle. Achille a souligné que d’une part, le crime n’a plus besoin d’être caché pendant cette époque post-benjamine, et d’autre part, la logique de spécularisation va de pair avec celle de poursuite de l’ennemi non seulement au moyen des travaux des détections lente et minutieuse, mais également au moyen d’une cartographie des réseaux sociaux. Achille a noté que ces assassinats ciblés, ou plus précisément les exécutions arbitraires, obéissent à la logique de la guerre cynégétique qui cible le corps de l’ennemi. Puisque ce corps est mobile, le principe du ciblage est accompagné d’une extension virtuelle illimitée de la zone de conflit. En fait, c’est le monde comme tel qui est transformé en un champ de bataille ; les exécutions sommaires servant de concept revisité de la justice. Selon cette logique, et d’après Achille, la justice elle-même est presque entièrement détachée de la loi. Elle n’est plus distincte de la vengeance. Les crimes sous le couvert de la loi sont révélés dans la pleine lumière du jour et de la manière la plus spectaculaire possible. La violence et la loi sont donc inscrites dans une constellation complexe terrifiant où elles sont des moyens purs en aucune extrémité, à l’exception de l’auto-préservation et de la perpétuation de soi. Elles sont également inscrites dans une constellation où la justice des extrémités ne justifie ni l’injustice, encore moins l’inhumanité, mais la nature vengeresse de la loi.        
Achille déclara que le genre de planétarisation du modèle israélien auquel nous assistons aujourd’hui à l’échelle mondiale constitue une menace pour la forme démocratique moderne. Par « israélisation », il entend la transformation ou la conversion de la forme étatique démocratique libérale en une forme étatique contre-terroriste ; une tentative par l’Etat moderne, libéral démocratique à relier sans précédent la création et la destruction, le secret et la transparence, la justice et la vengeance pour atteindre un niveau de plasticité à peine connu à des périodes antérieures de  son histoire.
La troisième série d’observations évoquées par Achille se rapporte à un ensemble de critiques qui proviennent de l’hémisphère sud (global South) et dont le mobile est de ré-imaginer la démocratie comme une communauté de vie au sein d’une définition élargie de l’humain – une définition qui, selon Achille, pourrait éventuellement créer de l’espace pour d’autres espèces vivantes. Loin d’être un signifiant entièrement vide, la simple affirmation que les hommes devraient se prononcer eux-mêmes a reconfiguré la démocratie comme un acte éminent de révolte, de rébellion, et même d’insurrection. Dans ces régions du monde où des groupes de personnes ont été structurellement, sinon de manière programmatique, exclus de l’activité économique et où les profondeurs de la souffrance sociale sont abyssales, l’idée d’une démocratie à venir a déclenché de novelles langues vernaculaires de résistance. Elle a relancé des formes radicales de militantisme et de mobilisation qui ont pris l’ordinaire et le quotidien comme point de départ.
Ici, fit savoir Achille, la critique de la démocratie a pris une différente forme. Il s’agit de ce que la liberté pourrait éventuellement signifier à  la face des réalités brutales de la pauvreté des masses et des sans-abris (Homelessness). Achille a posé le problème en ces termes : Que peut éventuellement signifier la démocratie lorsque, en dépit de l’avènement des diverses libertés, la vie quotidienne n’a pas été transfigurée mais elle a plutôt gagné en trivialité et en dureté pendant que la pauvreté a submergé et écrasé la vie des pauvres ? Achille a souligné qu’une telle interrogation porte un poids encore plus important dans un contexte où les êtres humains sont réputés n’exister qu’à travers ce qu’ils peuvent payer, ce qu’ils possèdent ou encore ce qu’ils consomment, pourtant la grande majorité est privée de tout droit objectif, soit sur les objets d’importance sociale ou encore sur ceux qui constituent la base de leur subsistance. Achille a fait remarquer que depuis l’intérieur des paramètres contemporains de richesse et de pouvoir, les hommes ont tendance à entrer dans les réseaux complexes des relations humaines principalement par le biais d’objets et d’être humains. Ils tendent à exister à travers ce qu’ils possèdent, les démunis se trouvant ainsi dans une situation dans laquelle la non-possession signifie la quasi-impossibilité de toute reconnaissance de relation humaine significative.
Achille a signalé que la menace que la pauvreté représente pour la démocratie dans une société de marché réside dans le fait que les besoins et les désirs de ceux qui n’ont rien, ou pas grand-chose, risque de se retrouver ayant son fondement d’une part, dans la vie biologique, et d’autre part, dans les instincts. Ce risque, a ajouté Achille, c’est que les réalités biologiques ne pourraient jamais se transformer en liberté, en sécurité et en pouvoir. La conséquence résultante de ce phénomène est la précarité de la vie des pauvres. Achille a souligné que l’un des défis majeurs du projet démocratique dans ces régions du monde est de savoir : « comment parvenir à sauver les besoins du règne de la nécessité aveugle ? ».
Achille a pris l’Afrique du Sud comme exemple illustratif de ce problème. L’Afrique du Sud, d’après Mbembe, est cette partie de notre planète où les nouvelles et anciennes qualités des capitaux, les nouveaux moyens de mesure de temps et de valeur sont de plus en plus en train de remodeler la vie quotidienne, provoquant ainsi des changements dramatiques dans les topographies de l’affect et du sentiment, refondant au même moment le problème de la démocratie comme une forme de vie précaire – l’interrogation étant : comment réconcilier la démocratie et la réalité de la vie qui caractérise le quotidien sud-africain ? Achille releva quatre éléments : l’implosion du temps - que peuvent signifier les attentes dans un contexte  de précarité et de fragilité existentielle déclenché par la pauvreté et par les blessures? » - ; la recristallisation du temps autour des opérations de consommation ; l’apparition du temps de consommation comme nouveau constituant du temps, la hausse de la consommation et de la variation de la psyché  - quel genre de démocratie peut-on construire dans une société dominée par la question de la propriété et de la dignité ?- ; un moment de créativité particulier pour le capital.
Achille a posé le problème de démocratie en termes de « différence » et de « répétition », deux notions qu’il emprunta à Deleuze. Selon lui, la démocratie comme différence ne signifie pas le retour du même et de l’identique. Elle se rapporte plutôt à l’abolition et à la dissolution de toutes les identités antérieures. D’après Achille, le monde des masques a été remplacé par celui des pures intensités. Achille suggéra que la tension entre le monde des masques et celui des intensités constitue la problématique, la négativité ou encore la structure de notre temps où la démocratie formelle est ce cercle mythique.
Achille a terminé sa présentation par une longue analyse de ce qu’il appelle animisme. Après avoir retracé la généalogie de ce concept, Achille a insisté sur l’hypothèse du « second retour » de l’animisme. Les signes de cette seconde venue sont partout, a-t-il dit : dans les zones animistes du produit mondial contemporain, dans le monde des choses en général ou dans le monde d’Harry Potter. Ces signes sont également présents dans les efforts pour réanimer le monde à travers l’œuvre du Saint-Esprit comme en témoignent les diverses ramifications du christianisme évangélique. Achille voit également le signe de ce retour dans la média-sphère où le processus de production des appareils multimédias implique la standardisation, la masse-mobilisation des minéraux et l’exploitation de la nature à l’échelle mondiale.
Achille a déclaré que nous vivons dans une période où la socialité, la personnification, la subjectivation et l’individualisation sont de plus en plus appliquées aux objets qui existaient jusque-là de l’autre côté de ce qui semblait être une distinction stable. Après avoir appuyé son argument par des exemples concrets, Achille a suggéré que cette fois, la notion d’animisme ne devrait pas être colée aux peuples primitifs. Elle devrait plutôt être mobilisée pour produire une critique de cette nouvelle ère du capitalisme et rendre compte de ce qui semble être un événement majeur de notre temps – l’extension prothétique des sens dans un monde plus que jamais médiatisé par toutes sortes d’abstractions qui, elles-mêmes, sont profondément ancrées dans la matière.
Mbembe a souligné qu’il voulait mener une réflexion critique sur certains des changements techno-culturels qui ont présidé au retour de l’animisme pour tirer certaines de leurs implications politiques et épistémologiques nécessaires à la compréhension de la démocratie. Le premier élément de ces changements techno-culturels, d’après lui, c’est l’esprit du capitalisme. L’une des principales caractéristiques de cette nouvelle économie politique, a-t-il dit, est l’étendue de la ramification, la prolifération et la diffusion des capitaux dans les domaines de l’optique, et plus généralement dans les sens, ou le sensuel. Le second élément ayant présidé à la ré-visitation de l’hypothèse de l’animisme, selon Achille, est la question de la vie et de ses formes ou encore la relation entre la reproduction biologique, l’accumulation du capital et le pouvoir souverain de notre temps. La recherche de nouvelles ontologies au-delà des relations nature et culture, animal et humain, personnes et choses constitue le dernier élément de ce contexte.
Après avoir présenté ces éléments de contexte, Achille posa une question cruciale : comment surmonter les préjugés de l’anthropomorphisme et du centrisme ? Et comment pouvons-nous renouveler notre critique de la réification ? Pour répondre à cette question, Achille a évoqué les traditions littéraires africaines – principalement l’œuvre d’Amos Tutuola intitulée The Palm Wine Drunkard (fin 1950) qui traite du problème de métamorphose et de changement permanent de forme. Après une brève énonciation du contenu de cette œuvre, Achille souligna que la seconde venue de l’animisme correspond à ceci : « grâce au capitalisme, nous ne sommes plus fondamentalement différents des choses. Nous les transformons en personnes. Nous tombons amoureux d’elles. Nous avons des relations sexuelles avec elles précisément parce qu’elles ne sont pas de personnes et nous ne sommes plus fondamentalement différents d’elles. Nous ne sommes plus seulement de personnes ou, mieux, nous n’avons jamais été seulement de personnes ». Achille a affirmé que l’impératif du capitalisme aujourd’hui est la production du parfait self et du parfait thing, le sujet contemporain devant s’auto-engendrer en permanence comme un sujet apparent.
Achille a conclu en disant que l’animisme effectuera une tâche historique si elle est comprise comme une traînée de mouvement qui retrace une relation – non pas une relation entre une chose et une autre, mais un sentier le long duquel la vie est vécue ; un sentier des lignes entrelacées ; plusieurs sentiers constamment en ramification ; les lignes de croissance issues de sources multiples et enchevêtrées les unes aux autres. Ce domaine d’enchevêtrement, a-t-il souligné, est ce que les Européens ont pris pour culte des idoles ou pour animisme – un enchevêtrement de pistes entrelacées, continuellement effilochant et démêlant les lignes de leurs relations. Cet enchevêtrement, les pensées des peuples primitifs, était la texture du monde. Peut-être que c’est la texture même de la démocratie, a-t-il renchéri.
Emery Kalema is a PhD candidate in History at WiSER, University of the Witwatersrand

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